Elle était née dans l’actuelle Turquie à Kirmasti, à 200 kms au sud d’Istambul.
Elle était née en 1914 ou en 1913. Petite dernière d’une fratrie de huit. Sa famille était arménienne. Chrétienne. Son père exploitait des vignes.
Elle s’appelait Manoushag.
Elle n’en savait rien.
Pendant près de vingt ans, elle fut une autre.
Une enfant, une ado, puis une jeune femme de Mossoul, qui vivait entourée de domestiques, dans une maison bourgeoise, proche du Palais.
A son bras, tintaient des bracelets d’or. Elle se pensait la fille unique d’un couple d’Irakiens et répondait au prénom de Aïdia. Jamais personne n’avait évoqué son adoption ni ses premières années. Elle portait le voile, lisait le Coran, ne manquait aucune de ses cinq prières quotidiennes.
Jusqu’au jour où l’une des servantes de la maison décida de briser le secret : Manoushag était une rescapée du génocide des Arméniens.
Elle renoua avec son identité. Son histoire. Au milieu des années trente, la jeune femme osa traverser seule la Méditerranée pour retrouver l’un de ses frères en Grèce. Puis un autre en France, où elle construisit sa vie.
En 1968, elle revint à Kirmasti, devenue Mustafakemalpaça, et retrouva la maison de son père. Deux photos nous la
montrent, l’une posant devant une porte en bois sculpté, l’autre devant une façade dont le premier étage, en bois, s’avance en encorbellement.
C’est sa fille qui nous raconte l’histoire.
Arlette Kotchounian.
Née à Paris il y a bientôt 77 ans.
Un parcours lui aussi hors norme. Arlette a écrit des chansons, dont plusieurs succès ; elle est devenue photographe. Fut l’amoureuse de Ray Charles, dont elle a un fils ; l’amie de Gilberto Gil, de Nougaro, de Caetano Veloso, d’Higelin. De bien d’autres.
L’Arménie ? Elle en entendit parler toute son enfance, mais n’y alla pour la première fois qu’en 2018.
Aujourd’hui, Arlette veut repartir sur les traces de sa mère et tenter de retrouver, à son tour, la maison familiale. Nul ne sait si elle est encore debout. L’urbanisme des villes turques a été bouleversé ces cinquante dernières années. Nombre de vieilles maisons ont été remplacées par des immeubles de
béton, aux façades rectilignes.
Arlette a recueilli les souvenirs de sa mère.
En quelle année était-ce ? Elle ne sait plus précisément. Dans la décennie 70.
Arlette a enregistré la voix de sa mère, qui raconte.
Puis a tout retranscrit noir sur blanc. Le récit tient en trois pages, dactylographiées, aux lignes serrées. Trois pages d’une histoire extra-ordinaire, entre le cauchemar et le conte de fée, traversée par la volonté exemplaire d’une femme qui prit seule la main sur son destin.
Toutes les citations contenues dans le texte qui suit, sont extraites du témoignage de Manoushag.
Son frère Takvor confiera lui aussi ses souvenirs, en janvier 1992, neuf mois avant de mourir. Il apporte principalement des précisions de lieux et de dates, que nous avons intégrées au récit.
A travers le parcours ainsi établi de Manoushag, se dessine bien sûr le drame arménien, encore trop largement méconnu ; et les vertiges de l’identité, sujet sensible, toujours tellement d’actualité.
MANOUSHAG AVEDISSIAN OU L’INCROYABLE HISTOIRE
« Mon père était industriel, il avait des vignes, il faisait de la fabrication de raki »…
La famille est aisée, et déjà nombreuse, quand la fillette voit le jour. Elle a sept frères et sœurs. Tous habitent Kirmasti, une petite ville au sud de Constantinople. Dans ces premières années du vingtième siècle, la région est l’un des foyers de peuplement de la communauté arménienne, qui y exerce essentiellement des activités agricoles.
Le père, Mirithar, a d’ailleurs cultivé le ver à soie avant d’acheter – en Suisse – de quoi produire de l’alcool. Désormais, il fait de la vodka et du raki. Mais si les affaires sont un temps prospères, elles commencent à se compliquer au début de la première mondiale. Le fils aîné, Avidis, s’en inquiète. Il pressent les dangers de l’époque. Lui qui a fini ses brillantes études d’avocat, suggère à son père de vendre la propriété familiale pour s’en aller en Europe. Mirithar refuse.
Manoushag, la petite fille, s’est-elle un jour souvenu de son père et de son frère aîné ? Sans doute pas. Elle n’a même pas deux ans quand ils sont arrêtés, ainsi que son oncle. Arrêtés tous trois le même jour, en 1915. Ce qu’elle appelle « la guerre contre le christianisme » vient de se déclarer, dans un empire ottoman composite, sujet à tensions internes de plus en plus
vives. Manoushag ne reverra jamais, ni son père, ni son oncle, ni son frère. La seule nouvelle qui leur parviendra sera indirecte et incertaine : deux mois après l’arrestation, des émissaires à cheval apportent une lettre, demandant de l’argent et des couvertures pour les détenus. Les trois hommes seraient incarcérés à Edirne, près de la frontière bulgare. Ce que personne ne pourra vérifier.
Le temps presse.
L’année n’en finit de plus tourner au cauchemar. Après avoir frappé l’élite arménienne, le pouvoir ottoman ordonne à l’ensemble de la communauté soit de se convertir à l’islam, soit de quitter le pays. : « Ils ont dit : il faut partir, tous les Arméniens, il faut qu’ils s’en aillent » racontera Manoushag.
LA DEPORTATION
La famille prend la route. La mère, ses sept enfants, un oncle et une tante. Tous s’enfoncent vers les confins orientaux de l’empire, laissant derrière eux le confort d’une vie qui déjà n’existe plus. Ils voyagent dans des charriots pour animaux,
« comme les bêtes, exactement ». Déportés vers la Syrie. Ils dorment sous des tentes. Le périple est dangereux. Les Arméniens jetés sur la route se font rançonner. On leur vole leurs vêtements, leur argent. Impossible de cacher quoi que ce soit si ce n’est… en soi. Quand elle craint une attaque, la mère fait avaler des pièces d’or à ses enfants les plus plus grands.
« Le lendemain, elle leur donnait des purges, c’était une chose incroyable. Malades à cause de l’infection à l’intérieur ». L’oncle et la tante succombent à la rudesse de la déportation. Tout
comme les deux sœurs de Manoushag, Héripsimé et Aravhni. La mère enterre elle-même ses enfants.
L’exode est long. En moyenne, les exilés parcourent une vingtaine de kilomètres par jour. Au total : mille sept-cents. Il fait chaud, le manque d’eau et de nourriture pèse sur les corps et les esprits. Les vêtements sont infestés de poux. Trois mois après avoir quitté leur maison, quand enfin ils atteignent les abords de Mossoul, dans l’actuel Irak, les exilés de Kirmasti ne sont plus que cinq : la mère, Manoushag, et trois de ses frères – Takvor, Mardiros et Zaven. Ils se posent. Fin du cauchemar ? Pas encore, car Mossoul est traversé par l’un des plus grands fleuves de Mésopotamie, le Tigre, et la famille doit passer le fleuve. Or c’est impossible pour l’instant – sans doute parce que l’unique pont, mobile, est désespérément levé pour permettre le trafic fluvial. Pendant plusieurs semaines, peut-être un mois, ils vont donc rester là, dormant sur place. Or un matin, la mère a disparu. On ne l’a ni vue, ni entendue partir. « Alors mon frère, qui a 17 ans, il la cherche partout. Ils ont dit qu’elle est partie avec une telle personne… Ils ont su qu’elle avait de l’argent sur elle… Ils l’ont tuée ».
Très vraisemblablement, la mère de Manoushag vient d’être assassinée. Comment et par qui ? Qu’a-t-on pu lui voler ? Où son corps a-t-il été abandonné ? Aucune de ces questions ne trouvera de réponse. Selon Takvor, elle aurait pu être tuée de l’autre côté du pont, par des Arméniens qui lui auraient promis de la faire traverser pour qu’elle repère les lieux, avant de revenir chercher ses enfants.
Ils sont quatre désormais, survivants et livrés à eux-mêmes dans une ville qu’il ne connaissent pas. La fillette est âgée de deux ans. Dans l’urgence, son grand frère la place dans un orphelinat. « Il y en avait plein là-bas, dans toutes les villes ». Des
établissements tenus par des prêtres, chrétiens et arméniens, comme eux. Promis, son frère viendra la voir.
Mais la petite Manoushag est sur le point de changer d’identité.
MOSSOUL
Un couple veut adopter. Une femme, surtout, originaire d’Istambul, mariée à un Arabe, qui ne peut pas avoir d’enfant. Ils ont de l’argent, beaucoup. Il a une fonction au Palais. Ils emploient des domestiques, valets, femmes de chambre, cuisinières, couturières… Il y a des Arméniens parmi leur personnel, et cela ne leur pose pas de problème. C’est le cas de Vartanouche, la couturière. Un jour de 1916, sa patronne la charge d’aller pour elle à l’orphelinat.
« J’ai pitié de tous ces gosses. Est-ce que tu peux m’amener un enfant qui ne connaît personne, toute petite, comme ça… Je vais l’élever ». Ainsi fut fait. Soit en payant le prêtre qui gère l’orphelinat, soit en cachette de lui, la domestique s’empare de la fillette. Ses nouveaux parents adoptifs la rebaptisent : fini Manoushag, ce sera désormais Hadiya. En arabe : « le cadeau de Dieu ». Et son nom de famille : AHMED. « Ils étaient charmants, ils étaient formidables pour moi ». Mais comme promis, Zaven, le frère ainé, est retourné à l’orphelinat, et il la cherche. Partout. Il s’inquiète. Va au commissariat, porte plainte pour disparition. « Qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse, le commissaire ? Il ne peut pas rentrer dans toutes les maisons pour trouver l’enfant ». Les frères n’abandonnent pas, sillonnent la ville qui n’est pas si grande. Les quartiers les plus riches. Des mois
plus tard, Takvor aperçoit enfin l’enfant en train de jouer dans le jardin d’une grande maison ! Sa sœur a grandi. Elle a trois ou quatre ans. « Mon frère m’a reconnue tout de suite. Il m’appelle :
« Manoushag ! » Le nom me disait quelque chose, mais je ne comprenais rien du tout. Alors je cours à l’intérieur. »
Soixante ans plus tard, se souvenait-elle précisément de ce qui se passa, ce jour de 1918, devant une maison de Mossoul ? Voici en tout cas le récit qu’elle en fit à Arlette.
« Ma mère, celle qui m’a élevée, sort dehors, met son voile.
– Qu’est-ce que vous voulez ?
– Vous êtes des voleurs, vous avez pris ma sœur, je veux la reprendre !
– Tu ne peux rien faire, il y a la police, il y a le jugement. Vous allez le trouvez, vous verrez bien.
Alors mon frère va au commissariat. Il dit : « j’ai trouvé ma sœur ». La police fait des convocations, ils font un jugement, il y a un procès. » Quand les policiers demanderont à Manoushag si le jeune homme qui la réclame est bien son frère, elle répondra…
« non », ne le reconnaissant pas.
A en croire Takvor, le juge décida alors que la petite fille resterait dans sa famille d’adoption jusqu’à ses quinze ans, âge auquel elle pourrait choisir d’en partir ou pas.
Dans son témoignage, Manoushag n’évoque rien de cela. Mais elle parle d’une intervention, des autorités ou de ses parents adoptifs, gens influents, pour faire partir son frère.
« Ce garçon, il va vous donner du mal, on va faire quelque chose pour le faire disparaître d’ici. Alors la police donne une autorisation : il ne faut pas que vous restiez en Irak, il faut que vous partiez immédiatement. Ils l’ont expulsé ».
En fait, ce sont les trois frères qui vont être envoyés à Bagdad.
Zaven et Mardiros y trouveront un travail.
Takvor, encore adolescent, y est accueilli par une famille arménienne.
A un évêque chrétien qui doit se rendre à Mossoul, les frères demandent de tenter de récupérer leur sœur – en vain. Zaven, Mardiros et Takvor bougeront encore. Comme de nombreux rescapés, ils trouvent un temps refuge à Bassorah, où l’église arménienne les nourrit. Puis vont à Beyrouth. A Istambul. Mais les autorités poursuivent leurs exactions. Les frères passent deux ans en prison. Quand en 1919, la fin du conflit mondial a rebattu les cartes politiques de la région, ils sont enfin libres. Ils demandent des papiers pour émigrer en Europe, ce qui est leur est accordé à la condition qu’il s ne reviennent jamais.
Mardiros ira en Grèce.
Takvor aussi.
Et Zaven en France, où il servira dans l’armée pendant trois ans
A Mossoul, il n’y a désormais plus personne pour ramener Manoushag à sa première vie. Hormis peut-être Vartanouche, la domestique qui sait tout. Mais qui se tait.
L’ECLOSION D’UNE JEUNE FEMME INDEPENDANTE
La fillette grandit. Oublie. « Je ne savais même pas que j’étais arménienne, je ne me rappelais pas du tout. De rien du tout ». Elle se nomme Hadiya et découvre le monde au sein d’une famille
pieuse. La mère, surtout, est profondément croyante. Sa fille la suit. « J’étais complètement comme une musulmane, le voile sur le visage, le Coran à la main ». L’éducation de la petite fille ne se limite pas à la religion : elle va à l’école. « Ils m’ont donné de l’instruction ». A Mossoul, placé sous protectorat britannique après la première guerre mondiale, Hadiya apprend l’anglais, l’arabe. Le turc aussi, qu’elle a entendu bébé et que parle sa mère adoptive – puisqu’elle vient d’Istambul. « Elle me disait tout le temps : apprends et parle le turc, ça te servira un jour. Autant tu connais de langues, autant tu es un personnage. Ne refuse jamais d’apprendre les langues ». La mère adoptive ne mesurait sans doute pas à quel point le conseil s’avèrerait judicieux quand sa fille larguerait les amarres…
Car à l’approche de l’âge adulte, Hadiya a beau être respecter scrupuleusement les préceptes de l’Islam, elle ne ressemble pas tout à fait aux autres jeunes femmes de son âge. Plus indépendante que la moyenne. « Eux, ils sont tout le temps enfermés, toujours entre femmes. Toujours. Moi, je n’avais pas cet esprit là. Je ne voulais pas être tout le temps enfermée. J’étais libre ». Hadiya veut gagner son autonomie. Comment ? « Il n’y avait pas beaucoup de personnes qui travaillaient là-bas, mais les femmes, elles faisaient l’institutrice. Ça, c’était normal ». Un poste se présente : elle devient maîtresse d’école. Elle a seize ou dix-sept ans, un caractère de fer et une vie à construire. Fille unique d’un foyer aisé qui lui a offert une éducation solide.
LA FIN DU SECRET
– Hadiya, je vais te dire quelque chose qui doit rester entre nous. Parce
que si tes parents savent ce que je t’ai dit aujourd’hui, je serais comme tes frères.
– Mes frères ? Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Je n’ai pas de frères !
– Si, attends, je vais te raconter…
En cette année 1930, la vie de Manoushag est de nouveau sur le point de basculer. Vartanouche, la domestique qui l’avait enlevée à l’orphelinat, lui révèle le secret.
« Tu n’es pas musulmane, tu es arménienne. Tes parents ont été tués pendant la guerre et tu es restée comme ça. Tu es arrivée de Turquie en 1915. Tout ton dossier est dans la maison. Si tu veux, je veux t’aider ». Pourra-t-on jamais imaginer les sentiments qui durent saisir Manoushag ? Ce balancement soudain entre l’incrédulité et le vertige. La peur peut-être, et l’envie d’en savoir davantage. En contant sa jeunesse à sa fille Arlette, elle n’en dira curieusement rien. Se limitant aux faits.
Dans la maison de Mossoul, les deux femmes cherchent le dossier. Ouvrent les malles, passent de pièce en pièce, et finissent par le trouver. La rescapé du génocide découvre noir sur blanc sa véritable identité. Son prénom, Manoushag, et son nom, Avedissian. La domestique rassure. « Si tu veux trouver tes frères, je vais m’en occuper ». De tous les mystères de l’incroyable histoire, restera encore celui-ci : pourquoi Vartanouche a-t-elle choisi subitement de parler, au risque de perdre sa place : parce qu’elle est elle-même arménienne ? Parce qu’au fil des années, elle s’est attachée à la jeune femme, au point de ne plus tolérer de la voir ainsi s’ignorer ? Parce qu’elle vieillit, et ne supporte plus le poids d’un mensonge qu’elle a contribué à forger ? Parce qu’elle redoute de voir la jeune femme s’éprendre d’un « étranger »?
Toujours est-il que désormais, elle ne ménage pas ses efforts pour l’aider à localiser les siens.
Vartanouche et Manoushag s’adressent à un prêtre. Les curés arméniens forment un réseau d’entraide et d’information. Dans les journaux de la communauté, ils publient une annonce, avec une photo : cette jeune femme cherche ses frères. Aucune réponse. L’annonce est renouvelée. La quête est longue, noyée parmi des dizaines, des centaines d’autres.
« Il y avait des appels dans les journaux toutes les semaines, il y en avait plein comme moi. Il y en avait des milliers, des enfants qui cherchaient les parents. Des parents qui cherchaient les enfants ». Manoushag guette une réponse et garde le silence. Un an, deux ans, trois ans. Jusqu’à ce que l’improbable se produise : quatre ans après la toute première annonce, un Arménien exilé en France, à Alfortville, découvre le journal et comprend tout. Il connaît la famille. Il alerte les frères qui vivent désormais en Grèce. Manoushag a tout juste vingt ans.
Le prêtre de Mossoul reçoit pour elle une lettre de Mardiros.
LA DECHIRURE
« Comment faire pour annoncer ça à ma mère, à mes parents ? C’est le plus dur maintenant »…
Pendant quatre ans, elle s’est tue, respectant la demande de Vartanouche. Mais à présent ? « J’étais complètement malade, je ne savais pas quoi faire, j’ai eu des dépressions nerveuses ». Manoushag n’est plus la conquérante, fière de ses élans de liberté et de son métier d’institutrice. Elle s’assombrit. Comment la joie de vivre d’une jeune femme volontaire peut-elle s’éteindre à ce point ? Sa mère s’inquiète. « Qu’est-ce que tu as, ma fille ? Tu es amoureuse ? Tu aimes quelqu’un et tu ne peux pas nous le dire ? »
Mais ce n’est pas un chagrin d’amour qui mine Manoushag, c’est une double déchirure, d’identité et de loyauté. A l’égard à la fois de son passé et de ceux qui l’ont élevée. Combien de temps encore garde-t-elle le silence ? Tout est devenu intenable. Elle n’a plus d’autre choix que de s’en ouvrir à sa mère, et qui vivra verra : « Voilà : j’ai fait ça derrière toi, en cachette. J’ai su que j’étais arménienne. Je veux savoir qui je suis. La fille de qui. Et pourquoi vous avez caché ça jusqu’à présent. »
La mère avancera la plus simple – sans doute aussi la plus honnête – des explications : « je voulais te le dire plusieurs fois, et je n’ai pas osé ». Avant d’accepter de laisser sa fille partir rejoindre son frère. L’a-t-elle fait de bonne grâce, ou acculée par ce jugement du tribunal qui donnait à Manoushag sa liberté à quinze ans ? Quoiqu’il en soit, si elle offre à sa fille l’argent nécessaire pour payer le voyage, elle tentera jusqu’au bout de la dissuader de partir. Retournant contre elle les stigmates du génocide. « Ils vont te tuer là-bas, ils vont te massacrer encore une fois parce que tu es élevée comme nous. Ils ont la haine contre les musulmans, tu vas voir, tu auras la même chose ». Dans la maison de Mossoul, l’avertissement résonne. Il ébranle Manoushag. Mais encore, son frère a écrit, et promet de l’attendre au Pirée.
En date du 3 juillet 1934 – tampon des autorités de Mossoul faisant foi -, son passeport au nom de Miss Manoushag Avadissian (Alias Hadiya Ahmed) est certifié valable pour les pays suivants : Syrie, Palestine, Egypte, Turquie, Grèce, France.
Le 31 août, c’est à Bassorah, deuxième ville d’Irak, que Manoushag obtient un permis de séjour en Grèce de trois mois en tant que touriste.
Le 12 septembre, elle est de retour à Mossoul, où le Consulat de France lui délivre l’autorisation de traverser, en un seul voyage, le territoire de la Syrie qui est placé sous mandat français.
Quel jour part-elle ? Très vite alors. Elle prend la direction de l’Ouest et fera d’abord halte à Beyrouth où réside l’une de ses amies. Dans les pages de son passeport, un petit cachet sans précision indique la date du 20 septembre. Sans doute celle de son arrivée au Liban.
LE DEVOILEMENT
Elle se sait arménienne et de racines chrétiennes. Mais elle est musulmane et elle porte le voile. A Beyrouth, son amie la prévient : impossible d’aller plus loin, et surtout en Grèce, vêtue de cette façon. Peut-être parce qu’en effet, elle s’exposerait à des réactions de violence. Mais ne serait-ce pas aussi se renier ? Manoushag refuse de se dévoiler. Son amie insiste. Il y a quelque chose de poignant et de magnifique dans la façon, à la fois sensorielle et physique, qu’elle eut de raconter l’épisode à Arlette.
« J’enlève le voile, mais j’ai dit : il faut qu’on marche la nuit parce que le jour, j’ai honte de marcher dans la rue. Elle m’a dit : « non tu vas voir. Tout doucement, tout doucement ». Alors j’ai soulevé le voile, la moitié du visage. Je l’ouvre. Et puis l’autre moitié. Je l’ouvre encore un petit peu, tout doucement. Tout doucement. Deux, trois jours. Quatre jours. Cinq jours. Je me suis habituée tout doucement. Mais chaque fois que je marchais le visage ouvert, je tombais. Je ne savais pas marcher le visage ouvert ».
Trois semaines après son arrivée au Liban, Manoushag est prête pour sa grande traversée. Le 15 octobre 1934, elle est au port de Beyrouth et embarque pour la Grèce.
L’INCONNU DES RETROUVAILLES
La traversée dure quatre jours. Manoushag est seule. Et les craintes surgissent. Car après tout, s’ils avaient dit vrai ? Si tout cela n’était qu’un leurre, un piège ? Si les Arméniens de Grèce allaient se venger sur elle, musulmane, de la douleur du génocide ? « J’étais très très malade parce que ça me travaillait quand même. Ils ont dit : ils vont te massacrer, c’est pas tes frères. Tu vas voir ce qu’ils vont te faire. Ils m’ont tellement parlé… ».
Mais trop tard pour reculer.
18 octobre. Un tampon sur son passeport atteste de son arrivée au Pirée.
On imagine. L’incertitude de la jeune femme au milieu de celles et et ceux qui s’embrassent ou qui filent retrouver les leurs. Pour toute indication, Manoushag a une photo de son frère Mardiros. Elle observe la foule sur le quai, cherche les visages, ne reconnaît personne. Quand soudain elle entend un homme crier : « Hadiya, Manousahg ! Hadiya, Manoushag ! » Mais elle est perdue, ce n’est pas celui qu’elle espère. « Je me dis : non, ce n’est pas possible, ce n’est pas lui. Ce qu’ils ont dit, ils vont te tuer… eh bien, c’est bien celui là qui va me tuer ! Alors il crie : « je ne suis pas Mardiros. Viens, je suis envoyé par ton frère. Viens, n’aie
pas peur. »
Elle le suit. La gare, un train. Destination finale : Xanthi, en Thrace, dans le nord est de la Grèce, pas très loin de la frontière turque ; une zone devenue un refuge pour les Arméniens qui ont eu la chance d’échapper aux massacres. Mardiros ? Il les rejoindra plus tard, en chemin. Aux côtés de l’inconnu, Manoushag voyage, toute une nuit. Le train a déjà parcouru plus de six-cents kilomètres quand il fait halte en gare de Kavala. A soixante kilomètres de Xanthi. Et enfin Mardiros est là ! A peine monté dans le wagon, il appelle Manoushag à tue tête. « Il saute sur moi, il commence à pleurer. Tout le monde se dit : qu’est-ce qui se passe ? Et lui : J’ai trouvé ma sœur après vingt ans ! » Il parlait en grec, évidemment. Moi je ne comprenais rien du tout ».
Entre eux, ils parleront le turc.
LA VIE EN GRECE
A Mossoul, Manoushag vivait dans l’opulence. A Xanthi, plus de bracelet en or ni de domestiques, elle découvre la pauvreté. Il faut se montrer débrouillard pour survivre. Ce n’est pas la moindre de ses qualités.
Xanthi est une jolie petite ville, réputée pour la qualité de son tabac. Outre sa communauté de réfugiés arméniens, elle accueille des Bulgares (le pays est tout proche) et des Turcs, nombreux. Des musulmans, qui ne savent pas forcément lire
l’arabe. Pour Manoushag, c’est une aubaine : « Ils ne comprenaient pas le Coran, ce que ça veut dire. Alors je lisais pour eux et ils me donnaient des œufs, du beurre, des lapins des volailles, que j’amenais à mon frère ».
Mais sa vie est ailleurs. Dans les livres et les journaux, elle se forge une idée du monde et de son avenir. Jamais rassasiée. Et puis un autre de ses frères, Zaven, s’est installé à Paris. Paris ! « On lisait tellement de choses bien sur la France. (…). Paris, Paris, Paris. En 1937, il y avait l’exposition de Paris. C’était plein de lumières, Paris ! J’ai dit : c’est mon rêve, voilà où je veux habiter ».
Au total, Manoushag sera restée trois ans à Xanthi.
Le 23 août 1937, elle obtient son visa pour la France.
En septembre, elle grimpe dans un train.
Le 10 septembre, son passeport arbore un visa de transit du Consulat général de Yougoslavie.
En date du 11, un petit tampon, difficile à lire, porte l’inscription, ΠΙΑΟΜΕΝΗ, qui signifie « hautement » en grec.
Le 12 septembre, un nouveau tampon porte le nom de Jesenice, ville au nord de l’actuelle Slovénie, près de la frontière avec l’Autriche.
Le 13, trois autres visas dessinent la fin du périple. Le premier, en lettres gothiques, indique : Osterreichische sühtvermerck marke für Einmalige Durchreise (autrement dit : Marque de l’Autriche germanique pour visa transitoire). Le second prouve son passage par la Suisse. Le dernier marque son entrée sur le territoire français.
Le 13 septembre 1937, Manoushag Avedissian est arrivée. Elle a 23 ans.
A Paris, elle retrouve son frère, qui vit dans le 20e arrondissement. Deux ans plus tard, elle y rencontre son futur époux, lui aussi fils de rescapés arméniens. Ils auront deux enfants, Serge et Arlette.
Le 6 septembre 1938, au Consulat d’Irak à Paris, la jeune femme fait renouveler son passeport jusqu’au 2 juillet 1939. Elle est toujours irakienne.
Manoushag Kotchounian, née Avedissian, obtiendra la nationalité française.
LE RETOUR
1968. Manoushag tient un petit commerce de vêtements à Paris « VIOLETTE ».
Ses enfants sont grands.
A-t-elle depuis longtemps l’envie de retourner en Turquie ? Une opportunité se présente-t-elle soudain ? Son frère l’y encourage. « Vas dans notre pays, tu vas voir la maison ». Si l’on en croit l’une de ses nièces, elle fera le voyage accompagnée d’une de ses clientes avec laquelle elle a sympathisé, une Turque, qui a épousée d’un Arménien.
Et ainsi, plus de cinquante ans après l’exode, Manoushag se retrouvera-t-elle à Kirmasti, devenu Mustafakemalpaça, sur le pas de cette maison qu’elle avait dû quitter bébé. « J’ai regardé cette maison, splendide, j’ai dit c’est pas vrai, c’est pas notre maison. Mon père n’était pas riche à ce point là pour faire une maison comme
ça. Il me dit (qui ? Sans doute un habitant de la ville qui connaissait sa famille) : ma fille, c’est ça votre maison. . C’est ton père qui l’a construite ».
Neuf ans plus tard, Manoushag disparut à Paris, à l’âge de soixante-trois ans.
Nous restent d’elle quelques photos. Les plus anciennes, à Mossoul.
Deux autres, devant la maison de Kirmasti.
QUE SONT DEVENUS LES FRERES ?
Dans les années 1920, Mardiros est en Grèce. Il y retrouve une jeune femme, Nevrik, qu’il avait connue en Turquie et dont il était alors déjà amoureux. Ils se marient.
En 1948, Mardiros quittera la Grèce, déchirée par la guerre civile entre pro Occidentaux et communistes. Manoushag l’aidera à s’installer en France, avec sa femme et ses deux filles.
En 1946, Takvor quittera la Grèce pour aller vivre en Arménien soviétique. C’est Manoushag encore, qui aidera son fils Avedis a émigrer aux Etats-Unis en 1977 où il s’installera avec sa famille. Takvor, le père et sa femme les rejoindront en 1979.
Zaven est arrivé en France dans les années 20 où il s’est marié avec une française Lucie. C’est chez eux, dans une petite maison du 20ème arrondissement que Manoushag débarquera
quand elle arrive à Paris, en 1937.
LE GENOCIDE DES ARMENIENS – REPERES
Source : herodote.com
1978-1913 : les prémices
1878 : l’Empire Ottoman vient de perdre une guerre contre la Russie – qui se veut protectrice des populations chrétiennes des Balkan. Affaibli, le pays menace de se déchirer. En mars 1878, un premier traité prévoit même l’indépendance des états chrétiens balkaniques. Mais sous pression notamment de la Grande Bretagne, qui se méfie d’un effondrement ottoman, le texte sera revu quelques mois plus tard, lors d’un Congrès international à Berlin. Le sultan Abdul Hamid II parvient à reconsolider son empire, mais il attise les haines religieuses. Les tensions sont fortes.
Les Arméniens réclament des réformes et une modernisation des institutions. On assiste à des révoltes paysannes. Entre 1894 et 1896, Le pouvoir ottoman réplique par une vague de répressions meurtrières. 200 à 250 000 Arméniens sont tés, avec le concours des Kurdes. À Constantinople même, la violence se déchaîne au grand bazar : les Arméniens sont tués
à coups de bâton. Un million de personnes sont dépouillées de leurs biens et quelques milliers convertis de force. Des centaines d’églises sont brûlées ou transformées en mosquées.
Le 27 avril 1909, les « Jeunes-Turcs » – de jeunes officiers nationalistes qui reprochent au sultan de céder aux influences étrangères – renversent Abdul Hamid II et installent à sa place sur le trône Mohamed V. Le nouveau dirigeant est placé sous l’étroite surveillance d’un Comité Union et Progrès, dirigé par Enver pacha (27 ans).
Le nationalisme des Jeunes Turcs s’exacerbe, et s’appuie sur le ressentiment des musulmans turcs qui ont été refoulés des Balkans.. Les exactions contre les Grecs, les Juifs et les Arméniens se poursuivent. Le projet d’un empire ethniquement homogène se fait de plus en plus net.
Le 1er novembre 1914 : aux côtés des Puissances centrales (les empires allemand et austro-hongrois), l’Empire Ottoman entre dans la première guerre mondiale, contre la Russie et les Occidentaux.
Les Turcs tentent de soulever en leur faveur les Arméniens de Russie. Mais ils sont défaits par les Russes, le 29 décembre 1914. L’empire ottoman est envahi. L’armée turque perd
100 000 hommes.
En février 1915, Enver Pacha ordonne que les soldats arméniens de l’armée ottomane soir retirés du front. Ils sont, par principe, soupçonnés de déloyauté – car chrétiens, comme les Russes. Dans les semaines suivantes, ces soldats sont systématiquement exécutés
Le 7 avril 1915, la ville de Van se soulève et proclame un
gouvernement arménien autonome.
Dans le même temps, les Français et les Britanniques préparent un débarquement dans le détroit des Dardanelles en vue de se saisir de Constantinople
1915-1918 : Le génocide
Le 24 avril 1915, le préfet de police de Constantinople ordonne l’arrestation de l’élite arménienne de la ville. 600 intellectuels sont exécutés en quelques jours.
Dans les mois qui suivent, les populations arméniennes sont prises pour cible sur l’ensemble du territoire ottoman.Des rafles sont organisés dans les villages, et des convois déportent des centaines de milliers d’Arméniens vers des régions comme la Syrie. Les déportés sont systématiquement spoliés. Les marches de déportation se déroulent pendant tout l’été 1915, sans vivres et sans eau, sous la menace constante des montagnards kurdes. Beaucoup meurent d’épuisement, ou sont assassinées en chemin.Certains sont vendus comme esclaves, Des femmes sont violés. Des enfants sont adoptés de force.
Au total, on estime que les deux tiers de la population arménienne sous souveraineté ottomane disparaissent pendant l’été 1915.
A partir de 1916, des massacres de masse s’abattent sur les rescapés parqués dans des camps.
Depuis 1919 : l’après génocide
Des camps de déportation sont créés pour les
survivants, condamnés à effectuer des travaux éreintants.
Le 10 août 1920, le Traité de Sèvres, signé entre les Alliés et le nouveau gouvernement de l’empire ottoman, prévoit la mise en jugement des responsables du génocide. Mais le nouvel homme fort, le général Moustafa Kemal, se révise : il a besoin de ressouder la nation turque face aux Grecs et aux Occidentaux qui menacent sa souveraineté. Il décrète une amnistie générale, le 31 mars 1923. Son administration va reposer en grande partie sur les fonctionnaires du régime des Jeunes Turcs.
En 1923 toujours, la Conférence de Lausanne annule les accords de Sèvres.
Dans ses mémoires, Winston Churchill écrivit : « Dans le traité qui établit la paix entre la Turquie et les Alliés, l’histoire cherchera en vain le mot Arménie »…
LA SI DIFFICILE RECONNAISSANCE
En 2014, le président turc présente ses condoléances… mais
refuse toujours de parler de génocide des Arméniens.
La Turquie s’est moderne s’est construite sur l’amnistie, intégrant d’emblée de nombreux génocidaires dans les rouages les plus importants de l’Etat.
En France, le 18 janvier 2001, l’Assemblée Nationale adopte une loi qui contient un article unique : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. »
En janvier 2019, le président Macron annonce que dorénavant, la France commémorera officiellement le génocide tous les 24 avril – date à laquelle les grandes rafles d’intellectuels arméniens avaient débuté, en 1915.